
Auteure : Mélanie Antin – Diplômée du Master 2 de Recherche en Anthropologie de l’Institut des Hautes Etudes de l’Amérique Latine (Université Sorbonne-Nouvelle, Paris III), membre de Slow Food Paris.
En 2017, Mélanie publie son Mémoire de Recherche intitulé “Expériences agroécologiques au Mexique : Vers une résistance idéologique ?”. Pour le réaliser, elle s’immerge 5 mois dans deux familles paysannes mexicaines. La première cultive la milpa, l’association de cultures traditionnelle mexicaine : maïs, courges et haricots, c’est le terrain A. L’autre cultive l’agave, une plante endémique mexicaine, utilisée principalement dans l’élaboration du mezcal, c’est le terrain B.
Elle nous partage ci-dessous deux extraits concernant les semences paysannes, issus de sa recherche.
Expériences agroecologiques au Mexique : Vers une résistance ideologique ? Chapitre II – Le champ des possibles. L’agroécologie, une pratique, un mode de vie. I/ Semer la diversité : la base de la production agroécologique. 3) Conservation des semences natives. /
Aujourd’hui, il y aurait près de 300 variétés de maïs endémique sur tout le continent américain, depuis la région des Grands Lacs (entre le Canada et les Etats-Unis) jusqu’aux vallées agricoles d’Argentine. Mais la plus grande diversité de maïs se trouverait au Mexique qui compte 59 espèces natives. D’autres indicateurs ont permis aux scientifiques d’affirmer que le Mexique serait le centre d’origine premier et de domestication du maïs. Les traces de maïs les plus anciennes retrouvées, dateraient d’il y a entre 6000 et 7000 ans (G. Martinez, 2013). C’est ce processus ancien et continu de domestication qui a débouché sur la grande diversité des maïs mexicains. Cette diversité est aussi indissociable de la diversité de la consommation. En effet, certains plats typiques requièrent des variétés particulières de maïs.

«Quand un nouveau couple se formait, les parents leur offraient quelque chose pour qu’ils puissent résister : ils leur offraient des graines, principalement de maïs et de haricot car c’est la base alimentaire. Maintenant ça a changé. Que quelqu’un de l’extérieur vienne et me vende des graines, c’est quelque chose d’impensable. Les graines n’ont pas de propriétaires. Ca ne doit pas exister. C’est une manière de résister. Nous nous devons d’avoir nos propres graines et ne pas dépendre de quelqu’un qui va nous les vendre. Les graines sont libres et doivent continuer d’être libres » (Abel, Tepetlixpa (terrain A), 2017).
Nous étions à Temampa, le champ expérimental de la famille, quand Abel me parla de l’importance de conserver les semences natives. Il m’expliqua que ses voisins cultivent du maïs hybride et que cela le préoccupe parfois. Le maïs se croise très facilement et cela pourrait porter préjudice à sa récolte. La famille a eu l’opportunité de faire tester son maïs par des étudiants d’une université agricole. Je sens une fierté quand il m’annonce que toutes ses cultures « sont propres », et que cela l’encourage « à continuer de protéger notre maïs ». Il m’explique aussi qu’il essaie de partager ses semences avec les voisins pour qu’ils aient aussi « du bon maïs ». La coopérative dispose d’un petit entrepôt (situé dans la cour de la maison d’Abel et Emma) dans lequel ils conservent une multitude de graines. Je découvre qu’il existe une diversité impressionnante de maïs. Abel et Emma en font presque un jeu de sauvegarder ou d’adapter certaines variétés à leur terrain. Pour choisir les meilleures graines qu’ils vont récupérer et planter les années suivantes, Emma m’expliqua qu’ils prennent un bel épi de maïs, « beau, avec une belle forme et grand » et qu’ils extraient les graines du milieu. Ils en utilisent une partie pour les semer tout de suite, et une autre qu’ils conservent pour de futurs cycles. Un matin, lorsque nous étions à Temampa, Emma me montra une petite parcelle isolée et m’expliqua que cela fait trois ans qu’ils essaient d’adapter une graine de maïs originaire du Pérou.
” Il (le maïs) est isolé de nos maïs natifs pour qu’ils ne se croisent pas. Comme il n’est pas encore bien adapté, notre maïs gagnerait sur lui. C’est ce qui s’est passé la première année, nous l’avions semé avec d’autres maïs. Maintenant on le sème à part pour qu’il soit plus fort » (Emma, Tepetlixpa (terrain A), juin 2017).

Plus tard, Abel me montra un autre épi de maïs, très long et avec de petits grains : « C’est un maïs palomero. On essaie de le sauvegarder. C’est le seul épi que nous avons. Il n’y a presque plus de mais palomero au Mexique. Et celui-ci est un maïs natif traditionnel sans aucune modification génétique. Quand nous sommes allés en Italie (ils avaient été invités à participer à une rencontre internationale de Slow Food), nous avons été accueillis par une famille qui cultive des haricots. Nous avons partagé des graines et ils nous ont montré cet épi qu’une personne de leur famille leur avait ramené il y a plusieurs années d’un voyage au Mexique. Nous avons été surpris de voir cet épi là-bas. Maintenant nous allons essayer de le ramener à notre terre. On ne peut pas se tromper. Mais je crois que ce maïs est heureux de rentrer chez lui.»
La famille cultive également différentes variétés de haricots natifs de la région, dont certaines ont été abandonnées pour la monoculture du haricot commun, l’une des variétés les plus consommées au Mexique. Ils cultivent régulièrement 12 types de haricot différents (« mantequilla », « amarillo bola », « ayacote morado », « pinto », plusieurs variétés de « vaquita », « bayo », « negro »).

Cette dualité entre un maïs « bon », « criollo » ou « nativos », « pure » et un autre perçu comme « contaminé », « impur » et imposé de l’extérieur se ressent aussi dans le discours d’Alejandro et Isela (terrain B). Pour Isela, il semble important de perpétrer une tradition familiale :
« Un jour nos petits-enfants pourront manger le maïs, les courges, les fèves que leurs grands-parents ont protégé avec le temps, et qui sont propres et ce seront à eux aussi »
C’est Isela qui réalise la plupart des semis. Elle se représente cette activité comme quelque chose de maternel, elle m’explique qu’elle aime l’idée de « créer la vie, de la regarder grandir ». Le maïs natif, qui se rapporte à leur histoire, semble faire comme partie de la famille. Isela et Alejandro plantent cinq variétés différentes de maïs natifs, pour leur propre consommation et pour la vente, ainsi que des fèves, des pois, différentes espèces de courges et des haricots, tous « natifs » (sans compter d’autres fruits, légumes et herbes aromatiques). Concernant les agaves, Alejandro et Isela ont planté plusieurs variétés également, comme le maguey cenizo ou ayoteco, dont certaines originaires de Tlaxcala. Mais quand je demandai à Alejandro pourquoi il a autant de variétés différentes, il me répondit :
« Lui, il donne beaucoup d’aguamiel (pour produire le sirop). Lui il s’appelle Pua larga, tu vois, il a de grands pics au bout des feuilles. Regarde celui-là comme il est grand et plein de feuilles, il donne beaucoup de rejetons. Ils sont tous beaux. Est-ce qu’on fait des enfants pour qu’ils se ressemblent tous ? »
Expériences agroecologiques au Mexique : Vers une résistance ideologique ? Chapitre III – Vers la résistance idéologique I/ “Valeurs incommensurables” et imaginaire agroécologique 2) La défense du maïs natif et de la « bonne » tortilla » /
Comme nous venons de le voir dans la sous-partie précédente, le maïs a une valeur hautement symbolique. La vie mexicaine, tant rurale qu’urbaine, tourne autour du maïs et il est omniprésent dans sa culture. Comme l’analyse Jean Foyer (2015), dans sa thèse « Défendre le maïs au Mexique, entre ressources génétiques et ressources politiques », nous pouvons observer une dynamique de plus en plus politisée de la défense des maïs natifs. Elle a commencé premièrement sous l’impulsion des milieux scientifiques, dans le cadre de critiques formulées contre la Révolution verte, qui défendaient le maïs à la fois comme ressources génétiques et comme patrimoine culturel. Elle s’est poursuivie sous l’influence de mobilisations sociales, où elle a pris une dimension politique beaucoup plus affirmée. La diversité du maïs natif devient la métaphore de la diversité culturelle du pays. C’est alors une ressource mobilisée pour défendre d’autres modes d’agriculture et s’opposer de manière plus générale à une homogénéisation alimentaire, culturelle et sociétale sous couvert de modernité (Demeulenaere, Bonneuil, 2011).
Si les premières controverses liées aux maïs transgéniques débutent à la fin des années 1990, c’est à partir des années 2000 que des mouvements altermondialistes, principalement ruraux et indigènes, s’emparent de ces préoccupations. Il faut rappeler que le gouvernement mexicain autorisa à partir de 1995 la culture d’OGMs pour la consommation. Il faut aussi noter que les systèmes productifs industrialisés que favorise le gouvernement mexicain s’appuient généralement sur un nombre très réduit de variétés. En 2002 naît la Red en Defensa del Maíz, qui organise des rencontres nationales pour sensibiliser à la thématique du maïs. Au Mexique, j’ai tenté de prendre contact avec des membres de l’association mais en vain. Cependant, j’ai pu échanger avec le fondateur d’une jeune association (2015), Asociación Tortilla de maíz mexicana, dont le but est de sensibiliser aux questions du maïs et de lutter pour un retour à une « bonne » tortilla (faite à base de maïs mexicain nixtamalisé). Rafael Mier n’est pas paysan, mais se définit comme un consommateur concerné et souhaite recréer du lien entre urbains et ruraux.
« Le Mexique arrête lentement de consommer du maïs. Nous manquons d’information sur le maïs. Mais nous devons nous reconnecter avec la culture du maïs car nous nous sommes développés à ses côtés. Il y a trop de tortillas industrielles de mauvaise qualité, faites à partir de maïs génétiquement modifiés. On a éliminé le procédé ancestral qui définit une bonne tortilla : la nixtamalisation. De plus, il n’y a pas de droit du consommateur pour la tortilla. Concrètement, nous ne savons pas ce qu’il y a dans ces tortillas. Tu savais qu’on pouvait mettre des colorants dans les tortillas et dire qu’elles sont de maïs bleu ? Avant chaque région avait sa propre variété de tortillas, faite avec son propre maïs. Maintenant, la tendance est à l’uniformisation. Le gouvernement n’appuie pas les petits producteurs mais ce sont eux qui conservent toute la diversité du maïs. Le Mexique ne connaît plus le maïs dans sa diversité. C’est comme renoncer à notre identité » (Rafael Mier, entretien, août 2017).

Rafael Mier utilise beaucoup les réseaux sociaux pour informer et sensibiliser à ces questions. Il commence à être connu parmi les associations et acteurs de défense des maïs mexicains. Quand je suis allée en août rendre visite à Isela et Alejandro (terrain B), j’ai même été surprise de constater qu’ils se connaissaient déjà. Il se déplace un peu partout dans le pays et réalise des vidéos et des photos de paysans qui conservent des maïs natifs ou d’événements festifs et rituels liés au maïs. Il est aussi souvent sollicité à participer à des rencontres académiques autour de sujets liés aux semences natives et à la co-évolution homme-maïs.
Cette année (2018), 60 associations civiles, dont celle de Rafael Mier, se sont rassemblées pour former l’Alianza por Nuestra Tortilla (APNT), dans le but de mener de actions conjointes pour promouvoir la consommation de tortilla nixtamalisée et d’exiger à l’état mexicain d’appuyer une agriculture « juste qui soutient les paysans qui produisent des maïs natifs ». L’Alliance souhaite aussi créer un registre actualisé des espèces et variétés de maïs, qui fait état de leur usage. Elle demande par ailleurs la réalisation d’études scientifiques sur les transgènes présents dans le maïs et leurs possibles externalités sur l’environnement et la santé humaine. Les représentants des associations formant la APNT, ont défini 10 conditions d’une « bonne » tortilla soit : « accessible, juste, communautaire, multiculturelle, saine, nixtamalisée, « libre » (de produit chimique et de « pressions des grandes entreprises »), consciente, savoureuse, protégée ».

En toile de fond, c’est l’identité mexicaine qui est défendue, ses traditions et un savoir faire « qui reflète le patrimoine et l’expression des peuples mésoaméricains ». L’agriculture « moderne » représente alors une violence symbolique faite à ce patrimoine, qu’elle viendrait dénaturer. La mobilisation de la « localité » ou de la « pureté » des semences natives s’accompagne d’une rupture avec le paradigme modernisateur promu par l’agronomie classique.
La défense des semences traditionnelles fait partie des actions de revendication des mouvements agroécologistes. En 2001, la Via Campesina lança une campagne « les semences paysannes, patrimoine des peuples paysans et indigènes au service de l’humanité ». Pour l’association, les semences paysannes sont au coeur de la souveraineté alimentaire et de l’agroécologie. La Via Campesina, dans ses divers espaces d’intervention, a ainsi appelé à encourager et stimuler le libre-échange de semences, la sauvegarde de variétés locales et l’échange de savoirs liés à ces dernières. Les organisations membres de la Via Campesina ont, à l’échelle internationale, organisé des actions directes de résistance pour défense les semences, dont des marches, mobilisations, actions d’occupation, destructions de champs d’OGM, etc.
Pour Abel (Tepetlixpa, terrain A) il s’agit surtout de défendre la valeur quotidienne des semences de maïs et les pratiques qui y sont liées. C’est aussi une question d’autonomie :
« A un moment, des grandes entreprises sont venues voir les paysans et leur ont dit « tes semences ne sont pas bonnes. Achète mes semences, elles, elles sont bonnes. Mais pour que ça marche je te vends aussi ce fertilisant, achète-le. Et je te vends aussi cet herbicide pour travailler moins. Et si tu veux travailler moins et récolter rapidement, je te vends cette machine ». C’est comme ça que ce sont perdues les pratiques agroécologiques. Nous avons récupéré ces savoirs que nous avions déjà depuis longtemps. On veut préserver nos ressources, nos graines, nos traditions et notre autonomie alimentaire. On ne veut pas être dépendant des entreprises semencières» (entretien juin 2017).
Les mouvements ruraux, revendiquant une agriculture alternative, opposent au paradigme de l’agriculture industrielle une vision plus spirituelle de la nature, où la logique mercantile n’a pas sa place. Comme nous l’avons vu dans cette partie, l’agriculture est aussi liée aux dimensions sociales, culturelles et identitaires. Celles-ci sont largement mises en avant dans les discours défendant l’agroécologie, d’où cette revalorisation des semences natives, de l’alimentation traditionnelle, des savoirs paysans et de l’imprégnation des cosmologies indigènes dans la rhétorique.

Crédits photo : Mélanie Antin
En savoir plus :
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